Programmé
dans ce club restaurant perdu dans une banlieue de Washington DC,
le guitariste à la marinière se produisait lors de deux concerts
(le premier à 18h, puis à 21h).
C' est en l'occurrence au premier que je me suis rendu, pour admirer,
pour la première fois, ces musiciens - qui font l'unanimité à la
fois chez les connaisseurs et dans le grand public. Le lieu est
charmant : il s'agit d'un ancien cinéma des années 30, ce qui donne
au bâtiment un cachet d'exception (les édifices anciens sont rarement
conservés aux Etats Unis). L'intérieur est tout aussi typique :
style " Art Déco ", grandes plantes derrière la scène. On s'installe
sur de simples chaises, assez rapprochés les unes des autres pour
optimiser la place, ce qui laisse présager peu de confort. Les personnes
qui ont réservé pour dîner s'installent à des tables. Il y a un
balcon pour des fauteuils plus confortables. L'avantage des chaises
: elles se situent au bord de la scène, à quelques mètres des musiciens.
Le concert commence, le public est moyennement silencieux tout en
mangeant et buvant... Metheny rentre seul sur la scène, avec
son style habituel : jean / t-shirt / baskets. Il est souriant,
mais regarde peu le public, on ressent sa concentration. Il joue
deux morceaux avec la guitare " baryton ", spécialement conçue pour
s'accorder de la façon suivante : La Ré Sol Do Mi La, c'est à dire
une quinte en dessous de l'accord normal avec le Sol et le Do un
octave au dessus (ceci est rendu possible avec une longueur au diapason
plus longue et des cordes graves plus grosses). La technique qu'il
a développée avec ce type d'accords est un jeu simultané de la basse
(toniques et quintes sur les cordes graves), avec le jeu de la mélodie
en accords. Le son est ample, la main droite est puissante et l'intensité
musicale est maximale dès les premières minutes. Le guitariste nous
entraîne dans un monde musical intimiste très vivant, prenant de
nombreux risques dans l'improvisation et dans la technique. A tel
point qu'une légère erreur le fait vaciller et qu'il perd légèrement
confiance. Mais peu importe, le guitariste est sensible, et la force
de sa musique réside dans son expressivité à fleur de peau. Pendant
une dizaine de minutes la tension monte dans ce récital acoustique
lors de morceaux : Song For The Boys et un nouveau morceau
sans titre dédié aux Etats sinistrés du cyclone Katrina. Metheny
enchaîne en attrapant sa " guitare Pikasso " pour une intro assez
travaillée de So It May Secretely Begin aux sonorité de
luth, sitar et de harpe.
A
la fin de cette intro très colorée, Chistian McBride et Antonio
Sanchez entrent en scène. Le leader empoigne son Ibanez (copie
de la mythique ES 175). Le son du groupe est homogène, très terrien.
L'exposition du thème est vivante, pleine de trouvailles et d'interaction.
L'ensemble est très frais, les musiciens s'appliquant à ne pas tomber
dans des automatismes et s'investissant à 100% dans le son du groupe
desservent la composition. Metheny joue avec son thème, en explore
toutes les possibilités et tourne en dérision l'apparente simplicité
du morceau basé sur une gamme pentatonique. Il rentre dans son chorus
avec toute l'inventivité musicale possible : il improvise avec brio
et part dans toutes les directions : il brode des mélodies diatoniques
hors tonalité à la Ornette Coleman. Il construit un solo structuré,
dans lequel l'énergie est intelligemment distribuée. Après ce passage,
le trio se lance dans l'interprétation d'un thème complexe, écrit
récemment par Metheny. Les changements d'accords de ce " n° 13
", donne l'occasion au guitariste de démontrer sa capacité à improviser
sur une grille difficile un solo cohérent et mélodique. Ce morceau
au feeling latin module en permanence et représente à lui seul un
défi pour les improvisateurs : le solo de Mc Bride démontre sa capacité
à improviser avec décontraction et force. De son côté Sanchez commence
à rentrer dans une sorte de transe rythmique : ses choix surprennent
à chaque instant : on a l'impression de n'avoir jamais entendu un
batteur qui joue de cette façon ! Il possède un feeling corporel
qui fait penser à la danse, allié à une technique fracassante. Suit
la composition methenienne par excellence : Sirabhorn, qu'il
joue assez classiquement, comme dans l'album Bright Size Life
qui date de 1976. Antonio Sanchez fait preuve d'une précision rythmique
diabolique, d'une solidité à toute épreuve, il possède un jeu droit
et équilibré. Mc Bride produit un chorus sage et propre, et cite
des phrases assez proches de l'original de Jaco Pastorius dans l'enregistrement.
Le morceaux termine assez maladroitement, les musiciens improvisent
sans savoir où ils vont sur un riff. Les musiciens se lancent dans
l'interprétation du très célèbre James, mais ne se contentent
pas d'une simple lecture du thème, le leader entraînant ses collègues
dans des audaces rythmiques osées. La mélodie initiale en sort transformée
et la sauce prend quand les chorus commence. Essai transformé :
le trio entraîne le public. Le groupe enchaîne sur un tempo ultra
rapide : What Do You Want, un thème basé sur " rhythm changes
". A partir de ce moment les musiciens jubilent et donnent le meilleur
d'eux-même, l'interaction rythmique entre Sanchez et Metheny est
à son comble, McBride attend son tour et nous produit un solo virtuose.
Pour finir, le groupe interprète une balade, ainsi que le classique
Question and Answer, et son solo de guitare synthé qui propulse
le groupe dans des sonorités free. Le batteur emmène le groupe et
la musique atteint des sommets d'abstraction. Metheny est à son
apothéose et son jeu est vraiment sincère, on sent qu'il aime la
musique qu'il produit, autant dans le respect de ses influences
que dans la volonté d'innover en permanence.
On ressort d'un tel concert assez confus : autant voir de tels musiciens
est rare, et cela reste un moment exceptionnel, autant on sent les
contraintes que les salles de concerts américaines imposent : un
timing millimétré, un souci d'accessibilité, qui enferme les musiciens
dans une sorte d'obligation de résultats. Il faut comprendre que
les spectateurs viennent passer une soirée entre amis, et que le
concert reste une attraction secondaire. Résultat, les nuisances
sonores sont assez nombreuses et l'ambiance peut paraître tendue
pour qui n'est pas habitué. Pour preuve, ces musiciens avouent souvent
préférer jouer en Europe, en y trouvant un public plus réceptif.
Dans ce pays, le concert de jazz n'a pas la même dimension qu'en
Europe. Dans nos contrées, le jazz est écouté religieusement, le
public étant sensible à la musicalité et au côté " sophistiqué "
inhérent à cette musique. Aux US, la notion de performance est mise
en avant, dans un show rythmé et efficace, les musiciens doivent
avant tout faire démonstration de leur technique et l'intensité
doit être au rendez vous. Il faut que ça " chauffe "! Malgré tout,
cela reste une expérience intéressante, Metheny est un musicien
singulier et sincère et ses prestations en trio sont toujours mémorables.
A noter que ce Trio a acceuilli David Sanchez au saxophone ténor
en 2005 lors de la première partie de la tournée, avec un résultat
au moins aussi explosif !
Pat Metheny
: guitares
Christian McBride : Contrebasse
Antonio Sanchez : Batterie
Emeric
Auger
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