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Interview
Abd Al Malik
Tarbes 02 Mars 2007
Album Gibraltar
Atmosphériques / Universal
En quelques mois, Abd Al Malik est parvenu à s'imposer sur la scène musicale française en réussissant un pari que bien peu ont osé avant lui : concilier chanson, jazz et hip hop en fédérant un public large. La preuve sur scène et surtout dans la salle où le public est à l'image des valeurs qu'il défend : arc-en-ciel. Avec la récente mise en lumière du slam, de la poésie urbaine et le retour aux origines du hip hop, cette poésie scandée sur du jazz, Gibraltar fait figure d'album incontournable, d'ailleurs largement reconnu et récompensé par la profession (prix Constantin et prix Charles Cros en 2006, deux nominations aux Victoires de la musique 2007), sans doute bluffée par cette affiche rêvée, associant Gérard Jouannest, le pianiste de Brel (" le plus grand MC " dira Abd Al Malik en ouverture du morceau " Les autres ", suite actualisée de " chez ces gens-là ", du grand Jacques, et dont il reprendra le premier couplet, gestes et mimiques à l'appui), Marcel Azzola, Matthieu Boogaerts, Bilal, son complice des NAP (New African Poets), entre autres noms. Sur ces musiques, Abd Al Malik pose quelques-uns des textes les plus riches de la chanson française, égrenés d'une voix tranquille, où si l'on retrouve explicitement les noms de Deleuze et Derrida, l'influence des poètes persans classiques comme Rumi, et plus largement celle du soufisme, est indéniable. La gravité du propos n'est pourtant jamais plombée par l'aridité du texte : de ces historiettes ancrées dans le quotidien, chacun peut tirer sa part d'universel . C'est cette capacité à faire éclater les codes, à rester cohérent et juste quel que soit le lieu (du disque à Skyrock, de la scène à France Inter), le sujet ou l'interlocuteur, qui fait d'Abd Al Malik l'un des artistes les plus attachants de sa génération, emprunt de sagesse, et se prêtant volontiers au jeu de l'interview, à quelques heures de son concert de Tarbes.

Est ce que tu penses que la crise du vivre ensemble peut aboutir à une réconciliation véritable des citoyens entre eux ?

Il faut absolument que ça aboutisse à ça, sinon c'est l'inverse qui nous attend. Je pense que c'est notre devoir à tous et notre responsabilité à tous de faire en sorte qu'on n'arrive pas à ce qui pourrait donner une guerre civile. C'est important qu'on travaille à relever ce défi du vivre ensemble, qui est en vérité à l'heure de la mondialisation et de la globalisation l'enjeu majeur.

Tu es d'origine congolaise. Est ce que tu as visionné le reportage " dans la peau d'un noir " dans lequel on a l'impression que la crise est en train de s'installer ?

Le simple fait qu'il y ait ces reportages, le simple fait qu'un artiste comme moi puisse accéder sur le devant de la scène montre que les mentalités sont en train d'évoluer, qu'il se passe quelque chose. On est malheureusement dans la société de l'immédiateté, de la news, du changement immédiat ; or les vraies choses, les plus profondes se font dans le temps. Il faut comprendre qu'on débute quelque chose, qu'on amorce quelque chose. Maintenant, à chacun de nous de faire que les choses bougent et évoluent en profondeur. À partir du moment où les citoyens auront une vraie démarche qui ira dans ce sens-là, les politiques seront obligés de faire en sorte que les choses changent, parce qu'au final, ça se traduit par une réponse politique. Les gens comme moi sont juste bons à poser les questions, avec un esthétisme et une pertinence particuliers, mais ce ne sont que des questions. Les choses sont en train d'évoluer, de gré ou de force. À chacun de ne pas baisser les bras et de se battre parce qu'il n'y a qu'une seule communauté nationale, dans toute sa diversité.

Par quel dispositif comptes-tu mettre en relation le discours avec la réalité ?

Je ne suis pas un homme politique, je ne peux pas donner un programme politique. Ce que je peux dire, c'est comment je vais changer, comment je fais en sorte dans ma vie de tous les jours pour que je sois un bon citoyen, un bon père de famille, quelqu'un qui construit, qui fait en sorte que ses actes soient plus forts que ses mots. Chacun de nous, nous sommes ces principes-là mis en action. Humblement, avec mon art de troubadour, je fais en sorte que les choses bougent, mais de proche en proche, le monde, c'est chacun de nous.

Quel conseil donnerais-tu à notre futur président ?

Je suis avec toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté pour travailler à vivre ensemble, travailler à cette mixité sociale et faire comprendre que la diversité n'est pas une tare, mais un cadeau. Il faut faire en sorte de redonner du dynamisme à ce pays, faire en sorte que les symboles, la notion de patriotisme ne soient plus l'apanage des extrêmes. Le président, c'est celui qui fait fi de tous les clivages politiques, qui fédère et qui aide les citoyens les plus faibles, ceux qui vivent dans les banlieues. Ça fait longtemps que je dis qu'il faudrait un véritable plan Marshall dans les quartiers, parce qu'on est les premiers à être victimes des précarités, des discriminations. Il faut que les principes de liberté, d'égalité et de fraternité soient des réalités sur le terrain, passer du spéculatif à l'opératif. Encore une fois, je cite Wittgenstein, " la meilleure chose que l'on puisse faire pour améliorer le monde, c'est s'améliorer soi-même ". On partage tous quelque chose, à la fois la citoyenneté parce que nous sommes tous des citoyens, et quelque chose de plus global à savoir l'humanité.

Tu es nommé aux victoires de la musique dans deux catégories " révélation du public" et " musiques urbaines ". Que représente pour toi une telle cérémonie ?

Aujourd'hui, il y a la reconnaissance du public avec presque 200 000 albums et c'est déjà merveilleux. On passe à la fois sur des radios comme Inter ou Skyrock, on est à la fois dans Télérama et dans Rap mag. Ce qu'on voulait, c'était faire le pont, montrer que le rap est une musique part entière qui peut aller au-delà de sa propre chapelle et toucher au-delà des gens qu'elle concerne de façon privilégiée, parce que c'est juste une forme artistique et dans ce sens, le fait d'avoir la reconnaissance de ses pairs compte aussi. Les victoires de la musique, c'est montrer que nous sommes considérés par nos pairs. Pareil avec le Charles Cros ou le Constantin, on tamponne le fait qu'avant d'être une musique qui traite du réel, donc où l'on peut être dans la confusion avec l'animateur social ou le politique, on est des artistes. Avant d'être nominé dans de telles institutions ou de recevoir le prix Charles Cros ou Constantin, on est des artistes. L'essentiel c'est de participer, et en ce sens-là, j'ai déjà gagné. Le reste serait la cerise sur le gâteau.


Est ce que tu n'as pas l'impression que la scène hip hop est en train de se scinder en deux avec d'un côté le slam et le retour à un hip hop des origines qui aurait le droit de cité, et de l'autre le rap hard core qui n'aurait pas de visibilité ?

Je suis un soldat du hip hop, mais cette guerre me pacifie et pacifie mon rapport à l'autre. Ce sont les valeurs du hip hop : Peace, love and unity. On est entre artistes. Mon travail, c'est de montrer la richesse de notre musique, sa pertinence et sa diversité. C'est pour cette raison que j'ai fait un projet comme Gibraltar, ou qu'en octobre, il y aura un album collectif avec Wallen, avec Ali, ex-Lunatics, qui est un projet plus abrupt. C'est pour ça qu'il y a l'album des N.A.P, qu'avec Gibraltar, notre label, nous produisons de jeunes artistes qui vont sortir leur album etc. Le hip hop est un arbre à plusieurs branches. C'est la capacité qu'on aura à mettre en avant des choses moins digestes que d'autres, mais qui font partie de cette famille, qui est intéressante. Mais ce que je fais correspond à ma personnalité, je ne suis pas là pour me travestir ou dire aux gens ce qu'ils ont envie d'entendre, ou d'être ce qu'ils ont envie que je sois. Je suis là pour être moi. Si c'est plus soluble ou plus digeste, très bien mais je me bats pour le hip hop.

Que penses-tu de cette nouvelle scène slam qui émerge avec Rocé ou grand corps malade ?

Je ne suis pas slammeur, je suis un rappeur qui utilise le slam. Le rap est la seule musique qui est faite organiquement de toutes les autres musiques, par les samples. J'ai samplé dans la chanson, dans le jazz et le slam, mais je suis un MC, capable de rap, de slam et de free style. Je respecte le travail de Grand corps malade pour ses talents d'écriture, au même titre que je peux apprécier des gens comme Cali, Bashung ou Daniel Darc. Le hip hop est une musique de curieux ; il y a autant de raps que de rappeurs. Ce qui me gêne, c'est qu'on croie qu'il s'agit d'une forme unique et monolithique, alors que pas du tout. J'aime des artistes comme Outkast ou Kayne west, ou Mos Def qui fait à la fois du rock et du rap, et qui sont totalement hip hop, qui s'expriment avec leur cœur et avec leurs tripes.

On sent que tu affectionnes une certaine liberté musicale.

Rien n'existe ex-nihilo, surtout pas dans l'art et surtout pas dans la musique. Il y a toujours des croisements, des mariages, des dialogues. C'est ce qui rend les choses riches, encore plus dans le hip hop, puisque notre musique n'existe pas intrinsèquement, mais uniquement dans le dialogue avec les autres styles musicaux. Rocé fait justement partie de ces gens qui font avancer les choses, qui n'ont pas peur d'être eux-mêmes.

Comment qualifies-tu le flow qui te caractérise ? NLDR - Flow : manière d’un rappeur de débiter ses paroles -

Pour moi, le flow est très important. Sur Gibraltar, j'ai déconstruit le rap tout en restant hip hop, en amenant le flow le plus loin possible, c'est-à-dire en revenant au parler normal, sans artifice. Ce que je fais avec N.A.P est plus codifié.

Il y a beaucoup de collaborations musicales sur cet album.

Il y a eu Matthieu Boogaerts, Gérard Jouannest, le pianiste de Brel, Marcel Azzola (le fameux " chauffe Marcel "), Renaud Letang qui travaille avec Jean-Louis Aubert et Manu Chao. Il y a eu Régis Ceccarelli, Wallen, Keren ann. C'est un album rêvé que j'ai fait. Ce disque, ce n'est pas une projection de moi, c'est moi tout entier, avec ma passion pour la littérature, mon admiration pour Coltrane, Miles Davis ou Brel, pour Jay Z ou Nas.

Avec qui aimerais-tu jouer sur ton prochain album ?

Je me laisse le miracle de la rencontre. Elle peut se provoquer, mais il faut suivre la musique.

Gérard Jouannest disait qu'il avait rencontré deux personnes capables d'écrire un texte en 5 minutes : Brel et toi. Comment vient le texte ?

Pour moi, la musique appelle le texte. J'entends la musique et le texte arrive, je ne fonctionne que par inspiration et je ne reviens jamais sur mes textes. J'écris toujours sur une musique, jamais à blanc, à part si j'écris pour de la littérature. Pour un texte comme Gibraltar, c'est Bilal (des N.A.P NdA) qui a lancé la musique et le texte est venu ensuite. J'aime les textes à plusieurs entrées. Je ne me raconte pas d'un point de vue nombriliste, mais d'un point de vue particulier, en partant du principe que le particulier contient forcément de l'universel dans lequel chacun pourra se retrouver. On peut le lire d'une manière et le réécouter quelques années après et comprendre autre chose.

Est ce que le livre (Qu'Allah bénisse la France NdA) que tu as écrit t'a servi à réaliser cet album ?

Le seul rapport entre eux est qu'il s'agit de mon histoire de vie, mais ce n'est pas la même manière d'écrire ni la même approche. Écrire un bouquin et écrire une musique, ce n'est pas du tout pareil. On a 300 pages pour s'exprimer et dans l'autre, on a 3 minutes, mais les deux me plaisent ; je veux d'ailleurs mener en parallèle une carrière de rappeur et une carrière d'écrivain. Mon prochain livre sur le hip hop et le rap sortira fin 2007.

Le soufisme t'a-t-il permis d'avoir une approche nouvelle ? NLDR - Soufisme : courant mystique de l'islam qui met l'accent sur l'expérience intérieure -

Faire un travail spirituel, c'est travailler à être en paix avec soi et apprendre la nécessité du dialogue et de l'écoute, qui change son rapport au monde. Il n'y a en réalité qu'un islam, qui est une expérience d'amour. A partir de là, on est dans l'ordre de l'intime. Les institutions telles qu'elles fonctionnent se suffisent à elles-mêmes et n'ont pas besoin de quelque chose en plus, parce que, parler d'égalité, de liberté et de fraternité suffit. Parler de laïcité suffit puisque la laïcité implique le respect. Il n'y a pas besoin de rajouter quelque chose. Si je rajoute quelque chose, c'est dans mon intime, qui ne concerne que moi, mais j'en parle parce qu'il y a eu le 11 septembre et qu'il est important de sortir des amalgames.

Stephane Andrieu le 05/03/2007

Site internet : www.abdalamalik.fr

 
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