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Album
Gibraltar
Atmosphériques / Universal
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En quelques mois,
Abd Al Malik est parvenu à s'imposer sur la scène
musicale française en réussissant un pari que bien peu
ont osé avant lui : concilier chanson, jazz et hip hop en fédérant
un public large. La preuve sur scène et surtout dans la salle
où le public est à l'image des valeurs qu'il défend
: arc-en-ciel. Avec la récente mise en lumière du slam,
de la poésie urbaine et le retour aux origines du hip hop,
cette poésie scandée sur du jazz, Gibraltar fait figure
d'album incontournable, d'ailleurs largement reconnu et récompensé
par la profession (prix Constantin et prix Charles Cros en 2006, deux
nominations aux Victoires de la musique 2007), sans doute bluffée
par cette affiche rêvée, associant Gérard Jouannest,
le pianiste de Brel (" le plus grand MC " dira Abd Al Malik
en ouverture du morceau " Les autres ", suite actualisée
de " chez ces gens-là ", du grand Jacques, et dont
il reprendra le premier couplet, gestes et mimiques à l'appui),
Marcel Azzola, Matthieu Boogaerts, Bilal, son complice des NAP (New
African Poets), entre autres noms. Sur ces musiques, Abd Al Malik
pose quelques-uns des textes les plus riches de la chanson française,
égrenés d'une voix tranquille, où si l'on retrouve
explicitement les noms de Deleuze et Derrida, l'influence des poètes
persans classiques comme Rumi, et plus largement celle du soufisme,
est indéniable. La gravité du propos n'est pourtant
jamais plombée par l'aridité du texte : de ces historiettes
ancrées dans le quotidien, chacun peut tirer sa part d'universel
. C'est cette capacité à faire éclater les codes,
à rester cohérent et juste quel que soit le lieu (du
disque à Skyrock, de la scène à France Inter),
le sujet ou l'interlocuteur, qui fait d'Abd Al Malik l'un des artistes
les plus attachants de sa génération, emprunt de sagesse,
et se prêtant volontiers au jeu de l'interview, à quelques
heures de son concert de Tarbes.
Est ce que
tu penses que la crise du vivre ensemble peut aboutir à une
réconciliation véritable des citoyens entre eux ?
Il faut absolument
que ça aboutisse à ça, sinon c'est l'inverse
qui nous attend. Je pense que c'est notre devoir à tous et
notre responsabilité à tous de faire en sorte qu'on
n'arrive pas à ce qui pourrait donner une guerre civile.
C'est important qu'on travaille à relever ce défi
du vivre ensemble, qui est en vérité à l'heure
de la mondialisation et de la globalisation l'enjeu majeur.
Tu es d'origine
congolaise. Est ce que tu as visionné le reportage "
dans la peau d'un noir " dans lequel on a l'impression que
la crise est en train de s'installer ?
Le simple fait
qu'il y ait ces reportages, le simple fait qu'un artiste comme moi
puisse accéder sur le devant de la scène montre que
les mentalités sont en train d'évoluer, qu'il se passe
quelque chose. On est malheureusement dans la société
de l'immédiateté, de la news, du changement immédiat
; or les vraies choses, les plus profondes se font dans le temps.
Il faut comprendre qu'on débute quelque chose, qu'on amorce
quelque chose. Maintenant, à chacun de nous de faire que
les choses bougent et évoluent en profondeur. À partir
du moment où les citoyens auront une vraie démarche
qui ira dans ce sens-là, les politiques seront obligés
de faire en sorte que les choses changent, parce qu'au final, ça
se traduit par une réponse politique. Les gens comme moi
sont juste bons à poser les questions, avec un esthétisme
et une pertinence particuliers, mais ce ne sont que des questions.
Les choses sont en train d'évoluer, de gré ou de force.
À chacun de ne pas baisser les bras et de se battre parce
qu'il n'y a qu'une seule communauté nationale, dans toute
sa diversité.
Par
quel dispositif comptes-tu mettre en relation le discours avec la
réalité ?
Je ne suis pas
un homme politique, je ne peux pas donner un programme politique.
Ce que je peux dire, c'est comment je vais changer, comment je fais
en sorte dans ma vie de tous les jours pour que je sois un bon citoyen,
un bon père de famille, quelqu'un qui construit, qui fait
en sorte que ses actes soient plus forts que ses mots. Chacun de
nous, nous sommes ces principes-là mis en action. Humblement,
avec mon art de troubadour, je fais en sorte que les choses bougent,
mais de proche en proche, le monde, c'est chacun de nous.
Quel conseil
donnerais-tu à notre futur président ?
Je suis avec
toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté pour
travailler à vivre ensemble, travailler à cette mixité
sociale et faire comprendre que la diversité n'est pas une
tare, mais un cadeau. Il faut faire en sorte de redonner du dynamisme
à ce pays, faire en sorte que les symboles, la notion de
patriotisme ne soient plus l'apanage des extrêmes. Le président,
c'est celui qui fait fi de tous les clivages politiques, qui fédère
et qui aide les citoyens les plus faibles, ceux qui vivent dans
les banlieues. Ça fait longtemps que je dis qu'il faudrait
un véritable plan Marshall dans les quartiers, parce qu'on
est les premiers à être victimes des précarités,
des discriminations. Il faut que les principes de liberté,
d'égalité et de fraternité soient des réalités
sur le terrain, passer du spéculatif à l'opératif.
Encore une fois, je cite Wittgenstein, " la meilleure chose
que l'on puisse faire pour améliorer le monde, c'est s'améliorer
soi-même ". On partage tous quelque chose, à la
fois la citoyenneté parce que nous sommes tous des citoyens,
et quelque chose de plus global à savoir l'humanité.
Tu es nommé
aux victoires de la musique dans deux catégories " révélation
du public" et " musiques urbaines ". Que représente
pour toi une telle cérémonie ?
Aujourd'hui,
il y a la reconnaissance du public avec presque 200 000 albums et
c'est déjà merveilleux. On passe à la fois
sur des radios comme Inter ou Skyrock, on est à la fois dans
Télérama et dans Rap mag. Ce qu'on voulait, c'était
faire le pont, montrer que le rap est une musique part entière
qui peut aller au-delà de sa propre chapelle et toucher au-delà
des gens qu'elle concerne de façon privilégiée,
parce que c'est juste une forme artistique et dans ce sens, le fait
d'avoir la reconnaissance de ses pairs compte aussi. Les victoires
de la musique, c'est montrer que nous sommes considérés
par nos pairs. Pareil avec le Charles Cros ou le Constantin, on
tamponne le fait qu'avant d'être une musique qui traite du
réel, donc où l'on peut être dans la confusion
avec l'animateur social ou le politique, on est des artistes. Avant
d'être nominé dans de telles institutions ou de recevoir
le prix Charles Cros ou Constantin, on est des artistes. L'essentiel
c'est de participer, et en ce sens-là, j'ai déjà
gagné. Le reste serait la cerise sur le gâteau.
Est ce que tu n'as pas l'impression que la scène hip hop
est en train de se scinder en deux avec d'un côté le
slam et le retour à un hip hop des origines qui aurait le
droit de cité, et de l'autre le rap hard core qui n'aurait
pas de visibilité ?
Je suis un soldat
du hip hop, mais cette guerre me pacifie et pacifie mon rapport
à l'autre. Ce sont les valeurs du hip hop : Peace, love and
unity. On est entre artistes. Mon travail, c'est de montrer la richesse
de notre musique, sa pertinence et sa diversité. C'est pour
cette raison que j'ai fait un projet comme Gibraltar, ou qu'en octobre,
il y aura un album collectif avec Wallen, avec Ali, ex-Lunatics,
qui est un projet plus abrupt. C'est pour ça qu'il y a l'album
des N.A.P, qu'avec Gibraltar, notre label, nous produisons de jeunes
artistes qui vont sortir leur album etc. Le hip hop est un arbre
à plusieurs branches. C'est la capacité qu'on aura
à mettre en avant des choses moins digestes que d'autres,
mais qui font partie de cette famille, qui est intéressante.
Mais ce que je fais correspond à ma personnalité,
je ne suis pas là pour me travestir ou dire aux gens ce qu'ils
ont envie d'entendre, ou d'être ce qu'ils ont envie que je
sois. Je suis là pour être moi. Si c'est plus soluble
ou plus digeste, très bien mais je me bats pour le hip hop.
Que penses-tu
de cette nouvelle scène slam qui émerge avec Rocé
ou grand corps malade ?
Je ne suis pas
slammeur, je suis un rappeur qui utilise le slam. Le rap est la
seule musique qui est faite organiquement de toutes les autres musiques,
par les samples. J'ai samplé dans la chanson, dans le jazz
et le slam, mais je suis un MC, capable de rap, de slam et de free
style. Je respecte le travail de Grand corps malade pour ses talents
d'écriture, au même titre que je peux apprécier
des gens comme Cali, Bashung ou Daniel Darc. Le hip hop est une
musique de curieux ; il y a autant de raps que de rappeurs. Ce qui
me gêne, c'est qu'on croie qu'il s'agit d'une forme unique
et monolithique, alors que pas du tout. J'aime des artistes comme
Outkast ou Kayne west, ou Mos Def qui fait à la fois du rock
et du rap, et qui sont totalement hip hop, qui s'expriment avec
leur cur et avec leurs tripes.
On sent que
tu affectionnes une certaine liberté musicale.
Rien n'existe
ex-nihilo, surtout pas dans l'art et surtout pas dans la musique.
Il y a toujours des croisements, des mariages, des dialogues. C'est
ce qui rend les choses riches, encore plus dans le hip hop, puisque
notre musique n'existe pas intrinsèquement, mais uniquement
dans le dialogue avec les autres styles musicaux. Rocé fait
justement partie de ces gens qui font avancer les choses, qui n'ont
pas peur d'être eux-mêmes.
Comment qualifies-tu
le flow qui te caractérise ? NLDR
- Flow : manière d’un rappeur de débiter ses paroles -
Pour moi, le
flow est très important. Sur Gibraltar, j'ai déconstruit
le rap tout en restant hip hop, en amenant le flow le plus loin
possible, c'est-à-dire en revenant au parler normal, sans
artifice. Ce que je fais avec N.A.P est plus codifié.
Il
y a beaucoup de collaborations musicales sur cet album.
Il y a eu Matthieu
Boogaerts, Gérard Jouannest, le pianiste de Brel, Marcel
Azzola (le fameux " chauffe Marcel "), Renaud Letang qui
travaille avec Jean-Louis Aubert et Manu Chao. Il y a eu Régis
Ceccarelli, Wallen, Keren ann. C'est un album rêvé
que j'ai fait. Ce disque, ce n'est pas une projection de moi, c'est
moi tout entier, avec ma passion pour la littérature, mon
admiration pour Coltrane, Miles Davis ou Brel, pour Jay Z ou Nas.
Avec qui
aimerais-tu jouer sur ton prochain album ?
Je me laisse
le miracle de la rencontre. Elle peut se provoquer, mais il faut
suivre la musique.
Gérard
Jouannest disait qu'il avait rencontré deux personnes capables
d'écrire un texte en 5 minutes : Brel et toi. Comment vient
le texte ?
Pour moi, la
musique appelle le texte. J'entends la musique et le texte arrive,
je ne fonctionne que par inspiration et je ne reviens jamais sur
mes textes. J'écris toujours sur une musique, jamais à
blanc, à part si j'écris pour de la littérature.
Pour un texte comme Gibraltar, c'est Bilal (des N.A.P NdA) qui a
lancé la musique et le texte est venu ensuite. J'aime les
textes à plusieurs entrées. Je ne me raconte pas d'un
point de vue nombriliste, mais d'un point de vue particulier, en
partant du principe que le particulier contient forcément
de l'universel dans lequel chacun pourra se retrouver. On peut le
lire d'une manière et le réécouter quelques
années après et comprendre autre chose.
Est ce que
le livre (Qu'Allah bénisse la France NdA) que tu as écrit
t'a servi à réaliser cet album ?
Le seul rapport
entre eux est qu'il s'agit de mon histoire de vie, mais ce n'est
pas la même manière d'écrire ni la même
approche. Écrire un bouquin et écrire une musique,
ce n'est pas du tout pareil. On a 300 pages pour s'exprimer et dans
l'autre, on a 3 minutes, mais les deux me plaisent ; je veux d'ailleurs
mener en parallèle une carrière de rappeur et une
carrière d'écrivain. Mon prochain livre sur le hip
hop et le rap sortira fin 2007.
Le soufisme
t'a-t-il permis d'avoir une approche nouvelle ? NLDR
- Soufisme : courant mystique de l'islam qui met l'accent sur l'expérience
intérieure -
Faire un travail
spirituel, c'est travailler à être en paix avec soi
et apprendre la nécessité du dialogue et de l'écoute,
qui change son rapport au monde. Il n'y a en réalité
qu'un islam, qui est une expérience d'amour. A partir de
là, on est dans l'ordre de l'intime. Les institutions telles
qu'elles fonctionnent se suffisent à elles-mêmes et
n'ont pas besoin de quelque chose en plus, parce que, parler d'égalité,
de liberté et de fraternité suffit. Parler de laïcité
suffit puisque la laïcité implique le respect. Il n'y
a pas besoin de rajouter quelque chose. Si je rajoute quelque chose,
c'est dans mon intime, qui ne concerne que moi, mais j'en parle
parce qu'il y a eu le 11 septembre et qu'il est important de sortir
des amalgames.
Stephane Andrieu
le 05/03/2007
Site internet
: www.abdalamalik.fr
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