Tommy Emmanuel
- Guitaristes sensibles, s'abstenir !
Cette fois,
c'est sûr, Tommy Emmanuel prend trop de place.
Il ne rentre plus
dans aucune catégorie. Si le projet
de vous mettre à la guitare vous a déjà effleuré,
n'allez pas le voir ! Inclassable. Les adjectifs superlatifs sont
inutiles. Trop faibles. Dépassés. Obsolètes.
New Morning bondé. Rien que des guitaristes initiés,
des inconditionnels, ou des chanceux au regard d'une promotion quasi
inexistante. La moitié des membres de la secte ont dû
écouter sans voir. Mais c'est sans doute plus supportable
comme ça. Le voir, c'est ne pas le croire. Lorsqu'il entre
en transe pour notre "Initiation" (hommage percussif et
percutant aux Aborigènes de son Australie natale), nous y
sommes déjà depuis longtemps. Décoiffés,
scotchés à nos sièges, ou, tels les malheureux
debout au fond, arrachés à nos spartiates de connaisseurs
toujours ébahis.
Comment ne pas redire l'évidence. Il a tout : le don - détecté
très tôt (comme si quoi que ce fût eût
pu empêcher la marche d'un tel destin), les mains, le toucher,
le talent, l'expérience, l'aisance, et autant d'humilité
qu'il est un extraordinaire show-man
On ne parle plus de technique,
sans s'y perdre. Mais c'est bien pour ça qu'on est là.
Rares sont les moments où l'adepte le plus éveillé
croit reconnaître, dans les mains du maître, l'instrument
qu'il tente chaque jour d'apprivoiser un peu plus.
Pour nous faire passer cette pilule mégalithique, ce gentleman
fait ce qu'il peut pour ne pas trop sourire de ce qu'il nous inflige,
mais ça, il n'y arrive pas. Chez lui, c'est naturel : il
fait mal. Et les victimes adorent d'autant plus que la torture est
sophistiquée. Aucune pitié. "A don-nf !",
rit-il. Tant mieux.
Le mythe s'entoure naturellement de légendes, quand le régal
de ses créations personnelles - Angelina (composé
pour l'une de ses filles), Stevie's Blues, The Hunt, Mystery - le
dispute à la transcendance des arrangements renversants qu'il
imprime, de sa patte, à des tubes à remonter le temps
aussi extraterrestres que lui : Imagine, Mona Lisa, Blue Moon, Borsalino,
Somewhere over the Rainbow, sans oublier un Guitar Boogie qui déchire
carrément la mort. Si.
Face à un tel phénomène, on oublie qu'on a
un jour rêvé d'être un guitar hero, et, contrairement
aux habitudes des éternels apprentis que nous sommes tous,
chacun se surprend à regarder dans les yeux ce gourou transmusique,
plutôt que la machine diabolique et méconnaissable
qui, entre ses mains, semble dotée d'une vie propre.
Ce qu'il envoie (techniques entremêlées, volume sonore
(!) et énergie communicative) ne saurait rationnellement
sortir de ses guitares fantomatiques, qui hurlent dès qu'il
les caresse sans que l'on puisse dire si c'est de plaisir ou pour
implorer un répit dans leur dépeçage inéluctable.
Aux néophytes et aux spectateurs encore dans le coma jubilatoire
qui suit l'expérience d'un de ses concerts, je rappellerais
- cela va-t-il les rassurer ? - que non seulement Tommy Emmanuel
n'est pas un hologramme programmé, mais qu'en plus il joue
sur Folk électroacoustique. Tout est fait à la main,
avec amour. Et une "réverb", bien méritée.
La prestation consacre naturellement (?) ce que l'on doit encore
pouvoir appeler chez lui du Picking (entre autres Cannonball Rag).
Même si notre client a parmi ses rares défauts celui
d'être incapable de faire une seule chose à la fois.
Il invoque à l'envi notre Marcel Dadi, Chet Atkins, Mark
Knopfler (pour son doigté magique), les Beatles (When I'm
sixty-four de Paul Mc Cartney, Lady Madonna). Et sur Day Tripper,
indépendantistes digitaux, accrochez-vous ! Tout est performance.
Mélange de destructuration et de respect. Et l'on reconnaît
tout, sans plus rien y comprendre. L'art à l'état
pur.
Si ses longs doigts d'acier étaient en palissandre, nul doute
que, sous leurs impacts ses guitares prendraient feu
à
l'instar d'un public en apnée dont aucun des heureux cyanosés
ne se serait pas cru capable de la durée. Silence émerveillé,
dont le délire enchanté qu'il masque n'explose qu'une
fois la coda posée.
Vous autres, nouveaux-nés et autres lapins de deux semaines,
pauvres hères qui n'avez jamais mis les oreilles au New Morning,
sachez que vous avez ainsi manqué là, en plus d'icelui,
tant de joyaux musicaux et joyeux. Aux innocents inconscients susmentionnés,
je me dois de préciser que cet écrin universel a le
confort et les proportions intimistes idéalement propices
aux concerts de qualité, dont il a toujours tenu la promesse.
Les dimensions en sont schtroumpfesques comparées à
l'envergure des monstres, parfois antédiluviens qui, dans
ce site naturel préservé vinrent se (et nous) ressourcer
lors de leurs migrations spatiotemporelles.
Il n'empêche que, le soir béni du 7 novembre 2006 venu,
on a pu voir, de ses yeux voir un homme (debout à 1 mètre
de la scène, c'est-à-dire à 2,50m de l'artiste
!) tenter, à s'en crever les yeux, d'espionner le jeu de
mains du vilain Tommy Emmanuel. Sans doute afin de se convaincre
définitivement qu'il n'y a plus rien de normal, et encore
moins de reproductible là-dedans. Signe d'un zèle
aussi patent que l'échec auquel était vouée
sa mission, l'impétrant était, s'il vous plaît,
chaussé d'une énorme paire de jumelles !
Sachant que les survivants à un cataclysme ne vivent plus
que dans l'angoisse de la survenue du suivant, que nous reste-t-il
face à l'euphorisant cyclone Emmanuel et la déprime
guitaristique qui lui succède, sinon l'espoir inquiétant
qu'il revienne vite ? La merveilleuse catastrophe s'est effectivement
reproduite le 19 ! Le génie revenait nous hanter
Ce géant ubiquiste et omnipotent continue sans vergogne sa
série de massacres entamée il y a quarante ans. Mais
aujourd'hui, ce sont les sacrifiés qui en redemandent. Alors
si je ne vous ai pas donné l'envie d'aller l'écouter-voir,
allez-y de vous-mêmes ! Vous aurez peut-être aussi la
chance d'y rêver en admirant, en plus de ses charmes, la voix
de sa féerique Dulcinée Lizzy Tomkins épousant
parfaitement celle du magicien dans quelques romances en duo.
Enfin, si l'on sort de ses concerts avec un mélange d'extase
et de dégoût, c'est une saturation proportionnelle
à la gratitude, confuse mais immense qui l'accompagne. Tommy
Emmanuel, addictif ? Je ne sais pas. Mais dès qu'il revient,
moi j'y retourne. Ben oui ! Pour voir
Bonne chasse à vous.
Cyrille Monge
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Photos
de Simone Cecchetti
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